CHAPITRE 23
Le voyage de Boston à Londres avait rendu Spence nerveux, irritable et fragile. La chaleur, la fatigue et l’inquiétude s’additionnaient pour accroître son malaise. Et pour couronner le tout, il était pris d’une migraine tenace et sans répit. Le moindre mouvement de la tête relançait la douleur, une douleur lancinante et sourde. Pour tout dire, il n’était pas heureux.
Ces dernières vingt-quatre heures s’étaient déroulées dans une précipitation confuse. Adjani et lui avaient fait tout l’aéroport de Boston Métro pour trouver un avion pour Londres où ils devaient retrouver pour dîner les parents d’Adjani. La mère de celui-ci avait insisté pour préparer elle-même à leur fils et son ami un repas dont ils se souviendraient, bien que ni l’un ni l’autre n’aient eu vraiment faim.
Ils mangèrent un pilaf de poulet et de gombos, avec d’autres légumes que Spence ne put identifier, en même temps qu’une sauce fraîche de yaourt au concombre pour atténuer le feu du curry. Puis vint un mets de choix : du poisson en papillote, servi avec de la coriandre, des arachides et du chutney. Il y avait aussi des chapatis, ces galettes qui accompagnent la cuisine indienne, et du thé sucré au lait à volonté.
Spence, qui s’était poliment servi de modestes portions au départ, appréciait tant la cuisine qu’il fit honneur au repas sans plus se faire prier. Après le repas, le père d’Adjani les prit à part dans son bureau. Les Rajwandhi vivaient de façon très simple, presque ascétique, dans un appartement de quatre pièces situé dans un ancien immeuble près de l’université. La pièce qui renfermait la bibliothèque du professeur, et qui servait aussi à l’occasion de salon, portait la marque de l’esprit méticuleux d’un universitaire.
Les livres recouvraient les étagères du plancher au plafond. Un petit bureau, recouvert d’un tissu de coton imprimé jaune et vert, occupait un coin de la pièce et il y avait là une pile de papiers soigneusement disposée au centre à côté d’un gros dictionnaire. Par l’unique et large fenêtre, on pouvait voir la ville à la tombée du jour, et les premiers réverbères s’éclairer comme des étoiles sur un firmament de béton.
Le professeur Chetti, comme l’appelaient avec affection ses élèves, s’installa dans un fauteuil et fit signe à Spence et Adjani de s’asseoir devant lui. Détail qui jurait plutôt avec son personnage, il saisit une pipe, la bourra, l’alluma et savoura les premières bouffées en silence.
« C’est mon vice anglais », dit-il enfin avec un petit rire de satisfaction.
Il alla chercher dans sa poche l’étrange petite pierre gravée qu’Adjani avait trouvée dans la chambre de Mme Zanderson.
« Vous voulez savoir ce que c’est, n’est-ce pas ? Je vais vous le dire. C’est très intéressant. Je n’en ai pas vu depuis de nombreuses années, et jamais en dehors des musées. »
Il se leva, se dirigea vers les étagères et parcourut un moment des yeux les rayonnages. Il en tira un livre et regagna son siège. Il feuilleta le livre tout en fumant sa pipe et dit finalement : « Voilà ! » Il retourna le livre et le leur tendit. « Vous voyez ? Ici. » Et il désigna du doigt une image sur une des pages.
Spence regarda l’image et vit une pierre gravée parfaitement semblable à celle qu’Adjani avait trouvée. La pierre était noire et lisse et l’image représentait un homme avec un corps d’insecte. La figure du livre comportait une queue de reptile et des ailes à demi déployées. Ses bras étaient levés au-dessus de sa tête et portaient un objet sphérique.
« Qu’est-ce que c’est ? demanda Spence.
— C’est un objet magique, une amulette, un charme, si vous préférez, répondit le professeur. Dans de nombreux endroits de l’Inde, on croit que le port d’un tel objet éloigne les démons, puisqu’il représente un démon encore plus puissant.
— La lutte contre le feu par le feu, dit Adjani.
— Oui c’est à peu près cela. Celui-ci représente un naga. Un esprit serpent, un des plus vieux démons. Et il est très ancien. Regardez la finesse du détail. Malgré sa petite taille, vous pouvez distinguer les yeux et les paupières, la bouche et les narines. Même les écailles de la queue sont gravées une par une. Oui, il est très ancien. Les gravures plus tardives sont plus simples, plus stylisées. » Il retourna l’objet dans ses mains en l’examinant attentivement. « Où l’avez-vous trouvé ?
— Nous l’avons trouvé dans la chambre d’un ami, répondit Adjani, sans autre précision.
— Je vois, vous ne tenez pas à ce que je le sache, dit Chetti. Très bien. Mais quoi que vous fassiez, ne le perdez pas. C’est une pièce de valeur.
— Parlez-nous des nagas », suggéra Spence. Les mots de l’universitaire avaient éveillé en lui un écho.
Chetti s’enfonça dans son fauteuil et croisa les doigts. « Je serais très heureux de vous raconter tout ce que je sais. Le problème, c’est par où commencer. C’est une histoire très longue et un peu confuse. Mais je vais essayer de la rendre intelligible. »
Il commença aussitôt.
« L’Inde est un vieux pays dont l’histoire remonte à la nuit des temps. Au cours des siècles, les cultures spécifiques d’un grand nombre de peuples se sont mélangées, comme les eaux d’affluents venant se perdre dans un grand fleuve, et cela a produit ce qu’est l’Inde aujourd’hui.
« Mais il est toujours possible de remonter certains de ces affluents, bien que la plupart aient aujourd’hui disparu. Tel est le cas pour les nagas. On sait peu de chose sur l’origine de cette croyance. Elle s’est probablement développée spontanément parmi les tribus montagnardes du nord de l’Inde.
« Ces populations anciennes voyaient dans les montagnes de la chaîne de l’Himalaya la demeure de dieux, de démons et de quantité d’autres étranges créatures. Ils croyaient que ses contreforts les plus élevés et même ses pics enneigés abritaient des cités cachées aux yeux du commun des mortels. Les dieux y vivaient et vaquaient à leurs affaires, la plupart du temps à l’écart des humains.
« Il y avait trois groupes principaux : les nagas, esprits serpents, qui occupaient une cité souterraine appelée Bhogavati où ils gardaient des trésors fabuleux. Ils étaient généralement représentés comme à moitié humains. Il semblerait qu’ils aient été spécialement investis de pouvoirs protecteurs, probablement dus à leur fonction de gardiens.
« Puis il y avait les vidyadharas, ou magiciens célestes. Ceux-là avaient créé des cités magiques sur les hauteurs de l’Himalaya, et ils pouvaient voyager dans les airs et se transformer à volonté. On sait peu de chose à leur sujet ; ils n’avaient pratiquement pas de contacts avec les humains.
« Mais d’autres étaient plus proches de l’espèce humaine. On les appelait rsis ou voyants. D’après la légende, c’étaient des sages. Certains disaient qu’ils avaient été des mortels ayant acquis un tel degré de sagesse qu’ils avaient été transportés au ciel pour y être divinisés. D’autres récits disaient que c’étaient les chefs des vidyadharas : ils pouvaient être appelés au secours des humains en période de difficulté, ou apparaître dans des occasions particulières consacrées à l’enseignement et l’instruction des hommes dans le perfectionnement de leur mode de vie.
« Il y a eu beaucoup de rsis. Le terme s’applique aujourd’hui à tous ceux qui sont reconnus comme possédant de grands pouvoirs magiques ou psychiques. Mais les sept premiers rsis sont considérés comme les ancêtres de tous les dieux, et aussi des hommes. On connaît leurs noms : Marici, Atri, Angiras, Pulastya, Plaha, Krathu et Vasistha. Attirés par la Terre qu’ils pouvaient observer de là-haut, ils vinrent du ciel pour y créer et habiter des cités magiques. Le chef des sages était un rsi nommé Brasputi. C’est une figure à part dans les vieilles légendes, presque jamais représenté dans les peintures ou les gravures – et quand il l’est, c’est déformé, avec de très longs bras et des mains à trois doigts. C’est lui qui conduisit les dieux jusqu’au sommet des plus hautes montagnes, dans le légendaire vimana, leur vaisseau aérien, et qui fonda la philosophie de toute leur civilisation. En fait, il établit le cadre des lois du gouvernement parmi les dieux. C’est le seul qui soit identifié dans le ciel par un signe, une des planètes. Probablement Jupiter ou Mars. Et Brasputi est aussi celui qui règne sur les démons des collines, mais ce détail a dû venir s’ajouter bien plus tard. »
Spence était fasciné par le récit du père d’Adjani. Les noms avaient à ses oreilles une sonorité exotique, presque d’un autre monde. Il voyait surgir une époque, loin dans le passé nébuleux d’un monde naissant, où ces êtres se promenaient et entretenaient des relations avec les hommes qui les vénéraient comme des dieux. Mais il y avait aussi dans son esprit un autre rapprochement, suggéré par les propos de Chetti, avec une expérience personnelle tirée d’un passé récent.
« Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Adjani qui observait attentivement son ami. On dirait que tu as vu un fantôme.
— Pas un fantôme…, un dieu. » Spence sortit de ses visions. Quelques secondes plus tard, il était debout devant eux, les yeux brillants d’excitation. « Tout colle ! Tout se tient ! Comment aurais-je pu passer à côté de cela ?
— À côté de quoi ?
— Adjani, il faut que je te dise quelque chose. Si je te l’avais dit plus tôt, nous ne serions sans doute pas dans ce pétrin. Je ne t’ai pas tout raconté de ce qui s’est passé sur Mars.
— Ah ! Il y avait autre chose ?
— Adjani, je ne t’en ai pas raconté la moitié. »